Chapter II - there's a crack in your gaze

La porte du centre de fitness qui s’ouvre à la volée et ne surprend… absolument personne à part Sasha qui s’étonne de la trouver ouverte, mais c’est surtout le soulagement qui la noie à ce moment-là. La porte se referme lentement derrière elle et c’est le silence qui l’entoure, entrecoupé par son souffle court et haletant. De ses yeux hagards, elle cherche une horloge autour d’elle qui pourrait lui indiquer l’heure, ne pensant même pas une seule seconde à sortir son téléphone de sa pochette pour la vérifier. Le centre a l’air désert et c’est l’heure extrêmement précoce du jour qui l’explique. Même pas sept heures. Elle ne se dit pas, à cet instant, que le bruit qu’a fait la porte en s’ouvrant avec une telle force aura attiré celui ou celle ayant ouvert le local. Tout ce qu’elle voit pour le moment, c’est une salle entièrement vide. Enfin, dernier geste désespéré, elle se tourne pour observer la rue à travers la vitre de la porte. Personne en vue. En tout cas pas les personnes qui la poursuivaient jusque là. Si son coeur est toujours en train de battre la chamade contre sa cage thoracique, ce sont ses mains tremblantes qui témoignent le plus de son état d’affolement total.

Il lui faut encore quelques secondes pour reprendre ses esprits et ne plus rester plantée devant la porte. Quelques secondes de trop car des pas se font entendre, provenant de ce qui lui semble être l’arrière-boutique. Elle sursaute et se retourne vers la source de ce bruit. Un homme qui sort de sa cachette, tout en muscle et en barbe. Elle le fixe pendant quelques instants, ne sachant trop quoi faire à présent qu’elle ne peut plus juste prendre ses jambes à son cou et se contente de rester agrippée à sa pochette noire. En tout cas, il lui inspire plus confiance que de retourner dans la rue. Elle est épuisée de n’avoir pas dormi, d’avoir trop bu et trop fait la fête, bien que tout ça ait été complètement gâché par la fin de la soirée. De même qu’elle a l’impression d’avoir décuvé très vite. Euh… bonjour. Vu la tenue du mec qui se tient derrière le comptoir, il doit être le gérant ou au moins travailler dans ce centre. Lorsqu’il lui demande s’il peut l’aider, elle hésite un instant avant de s’approcher un peu plus.

Euh oui… Je… Dernier coup d’oeil jeté à la rue. Personne. Toujours personne, pour son plus grand soulagement. Elle laisse échapper un soupire et se retourne vers l’employé. D’ordinaire, elle se dirait qu’il est parfaitement à son goût. Pas bien plus grand qu’elle mais tout de muscles, le teint hâlé, une petite barbe et un regard joueur. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, elle sent encore les mains l’attraper alors qu’elle s’apprêtait à partir du coin VIP du club et tout ce dont elle se souvient après ça, c’est que personne ne les a arrêtés, personne n’a cherché à l’aider alors elle a juste fui. Geste probablement un peu désespéré, mais, une fois réfugiée dans ce centre de sport, elle s’est sentie mieux. Je voulais prendre des renseignements et peut-être m’inscrire. Les mots sont sortis d’un coup, quasiment contre sa volonté, mais finalement, ce n’est peut-être pas une si mauvaise idée. Sans doute se sentirait-elle moins désarmée face au reste du monde, avec ça.

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Il en a de la chance d’être aussi dynamique et enjoué de si bon matin, se dit la grande dame, un peu surprise par autant de bonne humeur alors qu’elle vient de vivre un évènement traumatisant, comme un vétéran de la guerre du Vietnam revivant un souvenir post-traumatique. Elle se dit qu’il pourrait quand même compatir mais ce n’est qu’un élan d’incohérence. Comment peut-il ne serait-ce que se douter de ce qui la tourmente et qui justifie sa présence ici ? La réponse est simple, il ne peut pas. Cependant, son attitude décontractée détend un peu Sasha et l’enjoint à s’approcher du comptoir. D’après sa musculature — elle se surprend même à le détailler un peu trop longuement —, il doit être coach dans l’établissement et pas un simple secrétaire, quoique ça l’étonnerait quand même très peu. Ses doigts se détendent autour de sa pochette qu’elle dépose devant elle sur le bois. L’entendre interpeler l’intelligence artificielle la fait même sourire. Et bien sûr, le volume de la musique augmente. Sasha doit se pincer l’intérieur des joues pour ne pas rire. Qui a dit que ces intelligences artificielles étaient particulièrement intelligentes ? Elle a monté le son, là, non ? Loin de s’en plaindre, elle apprécie la musique qui passe actuellement. Lady Gaga, une de ses idoles, icône queer de la musique et de la liberté d’expression. Je sais pas qui choisit la musique ici mais cette personne a de bons goûts…  

C’est alors qu’elle réalise enfin qu’elle n’a pas la moindre envie de s’inscrire dans une salle de gym. Pas la moindre envie de faire plus de sport qu’elle n’en fait déjà, à danser, que ce soit au sol ou dans les airs. Elle est juste entrée ici pour fuir ses agresseurs mais, face à lui, elle se sent incapable de l’avouer et d’en parler. De toute façon, que ferait-il ? Appeler la police ? Elle ne se rappelle même pas du visage des types qui ont tenté de l’agresser et n’a pas pris la peine de leur demander leurs noms. Si tout du moins, il s’en préoccupe. Après un silence un peu trop long à fixer le prospectus du centre sans même réellement le voir, Sasha relève enfin les yeux. En fait, je voyage pas mal donc je suis rarement à New York… je ne sais pas ce qui conviendrait le mieux. Elle espère un peu se sortir de ce pétrin avec cette excuse. Il lui dira qu’il ne peut pas faire de travail correct sur quelqu’un qui n’est pas capable d’être régulier, lui conseillera un coach privé, elle acquiescera, partira et n’appellera jamais personne. En plus à cause de mon métier, je peux pas trop me muscler les épaules et les jambes… Si vous me dites de faire de la Zumba, par contre, je m’en vais.

La Zumba, même pas en rêve, ou alors uniquement pour baver sur l’instructeur, surtout si c’est ce type. Elle rit doucement, ce rire provoquant plusieurs choses en elle. Elle finit par se détendre, non pas parce qu’elle se sent entièrement en sécurité mais surtout car il permet de relâcher les tensions — et parce qu’elle est encore bien faite de la soirée —, et il fait également pointer une petite larme au coin de son oeil, qu’elle a tôt fait d’essuyer, prétextant avoir les yeux lourds. Qu’elle ait dormi ou pas, vue l’heure qu’il est, c’est parfaitement crédible. Si possible, je voudrais simplement ne plus ressembler à une crevette séchée. Sa voix est un peu trainante, résultat d’un mélange de fatigue, d’alcool et de poudre blanche. Vous donnez des cours, c’est ça ?

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Entendre l’échange plus que cocasse entre le coach fitness et l’intelligence artificielle fait sourire Sasha, un peu plus décontractée que quelques secondes auparavant. D’autant plus qu’il se fait en italien, langue que la grande dame affectionne tout particulièrement. Vu l’aisance qu’il a à le parler, il doit l’être lui-même. Qu’est-ce qu’elle aime l’Italie. Elle pourrait facilement refaire sa vie à Rome, ou mieux, à Milan, la capitale italienne de la mode. Alors, en l’entendant, elle ne peut s’empêcher d’y mettre à nouveau son grain de sel, révélant brièvement un tempérament un peu plus débridé que ce qu’elle a montré jusque là. Davvero non è gentile. Non è colpa di Alexa se lei non è molto intelligente. Sur ces mots, elle adresse à l’inconnu un sourire qui pourrait sembler à la fois charmeur et joueur. Si certains pourraient trouver cet échange totalement inutile et non professionnel, Sasha trouve qu’au contraire, ça donne un côté plus drôle à cet homme qui a l’air de pouvoir envoyer n’importe qui sur Mars avec juste une petite claque de la main.

Le voir éclater de rire à la mention de la Zumba renforce cette impression, mais la comparaison avec de la danse la fait froncer les sourcils. C’est pas de la danse, la Zumba, enfin… marmonne-t-elle, presque boudeuse comme un enfant. Son air ne disparait pas quand il fait le tour du comptoir pour venir se poster devant elle, la détaillant comme si elle était un cheval au enchères qui devait passer devant un jury. Elle hoche la tête, ne sachant pas trop à quoi elle l’autorise mais quand il attrape son bras, elle a un bref mouvement de recul. Elle doit se répéter en boucle dans sa tête qu’il n’est pas là pour lui faire du mal mais sa remarque n’aide pas. Son visage vire au rouge coquelicot sans qu’elle puisse l’en empêcher. C’est sûr, venant de lui, elle ne dirait pas non pour le « plus » qu’il mentionne avec un clin d’oeil. Euh oui, ça reste euh… entre nous… qu’est-ce qui reste entre nous, au juste ? Cependant, à cette question, elle n’obtiendra jamais de réponse car il embraye immédiatement sur le reste, restant professionnel, ou le redevenant, selon le point de vue.

Je… Oui, je suis mannequin, mais pas que. Elle ne donne pas plus de détails, souhaitant rester dans l’anonymat, bien qu’elle n’utilise pas son vrai nom. Le soulagement est lisible sur ses traits lorsqu’il souligne la facilité de ce qu’elle demande. Parfait. Elle a clairement mieux à faire que de passer des heures sur des questions de logistiques. Elle ne se dit pas un seul instant qu’elle gaspille de l’argent pour une inscription à des cours qu’elle ne suivra même pas, tout ça pour se donner du temps et du courage pour ressortir dans la rue. Je fais de l’aérien depuis dix ans. Tissus et cerceaux. C’est tout. Après, l’échauffement est un échauffement de danse, donc travail au sol, abdos, pompes, étirements, etc. Mais bon, il parait que si je veux me muscler un peu plus, le fitness est plus conseillé… Soupire épuisé et haussement d’épaules défaitiste.

Du coup, vous disiez que ça peut être facile à organiser ? Vous pensez plutôt à des cours collectifs ou privés ? Je préfèrerais privé, si possible. Elle lui adresse un clin d’oeil tout aussi déroutant que lui, un peu plus tôt. Elle pourrait vouloir dire n’importe quoi. Libre à lui de l’interpréter, vu qu’apparemment, il aime ce genre de petits jeux.

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Ils ont le même réflexe lorsque la porte s’ouvre en un tintement, celui de lever la tête pour dévisager la nouvelle venue. Si le coach a l’air absolument ravi de la voir arriver, vu son sourire, Sasha la dévisage de la tête aux pieds. Des seins refaits, une taille mince et des fesses dignes de celles de la grande Kim K. Haussant un sourcil, la grande dame ne fait aucun commentaire sur l’attitude des deux inconnus. Étrange. Si le coach fixe la femme qui vient d’entrer, son attitude dit tout le contraire. Elle sourit toute seule. Il y a anguille sous roche. Peut-être quelque chose sur quoi enquêter. Ce type a l’air d’être un dragueur de manière générale mais ça vaut toujours le coup de tenter de creuser un peu. Au moins, c’est quelque chose qui lui fait oublier les évènements malheureux de la fin de soirée. Rien qu’en y repensant, ses yeux se voilent brièvement. Elle est passée très proche de la catastrophe. Et si elle n’avait pas réussi à s’extraire de ces mains baladeuses ? Le rire bruyant du coach la ramène à la réalité. Elle cligne des yeux et le fixe. Il lui faut quelques secondes pour se rappeler qu’il parle italien.

Io no. Sono francese. Da Parigi ma vado in Italia molto spesso quindi ho imparato l'italiano. Sei da Milano, tu ? Le tutoiement lui vient si facilement, en français et en italien, qu’elle se sent tout de suite beaucoup plus à l’aise avec l’homme. Se penchant légèrement vers lui, faisant mine de regarder la liste des prix avec lui. A vrai dire, les tarifs ne lui font pas peur. C’est pour ça qu’elle n’y fait pas attention. De toute façon, elle est bien plus intéressée par les cours privés et regagne de l’intérêt lorsqu’il les mentionne à nouveau. Va bene. Il prezzo non è un problema. Ma oggi non so… Sa tête se tourne à nouveau à la porte fenêtre du centre. Toujours personne dans la rue. Son coeur se serre d’angoisse. Elle ne les voit pas, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont partis. Peut-être attendent-ils au coin de la rue pour lui tomber dessus. Après quelques secondes d’hésitation, son regard perdu, elle se retourne enfin vers lui. Oggi va bene. Non avevo pensato di iniziare, allora effetivamente ho bisogno di un vestito. Depuis qu’elle est entrée, Sasha ne s’est jamais réellement détournée de la porte, son corps étant toujours en partie tourné vers celle-ci. Cette fois, elle s’en détourne complètement. Calant sa pochette sous son bras, elle tend la main en direction du coach. Piacere ! Io sono Sasha. On commence par quoi ? Une inscription directe ou on essaye d’abord, voir comment ça se passe ? demande-t-elle, son enthousiasme habituel revenu même si, quand elle sera au pied du mur, en train d’étouffer sous des poids, elle fera moins la fière.

Mais à ce moment même, la porte s’ouvre derrière eux. Par automatisme, Sasha se tourne et se fige en reconnaissant un des hommes qui la poursuivaient. Elle ne lui fait pas face suffisamment longtemps pour que son esprit embué par l’alcool la reconnaisse. Se tournant vers le coach, elle l’observe avec de grands yeux. Troverò lo spogliatoio da sola. Grazie, murmure-t-elle avant de se hâter vers le fond de la salle sans la moindre explication. De loin, elle entend l’intrus demander d’une voix engourdie par l’alcool s’il n’a pas vu un grand gringalet passer par ici. Qu’il se débrouille, le coach, avec sa montagne de muscles. L’écriteau indiquant les vestiaires lui apparait enfin et elle s’y engouffre avec pertes et fracas. Serrant fort sa petite pochette contre elle, elle s’assoit sur un banc et y reste assise sans bouger, telle une statue, tentant de contrôler son souffle. Manquerait plus qu’une crise de panique dans les vestiaires, avec personne autour d’elle en qui elle a confiance.

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Alors qu'elle sent son battement de cœur s'accélérer, Sasha ferme les yeux. Elle entend des voix provenir de la salle mais, au début, impossible de distinguer ce qu'il se dit. Un frisson la secoue de la tête aux pieds et elle choisit de se recroqueviller sur le banc le temps d'être capable de se calmer. Il y a fort longtemps, on lui a appris une technique au nom à coucher dehors, pour se calmer. Elle n'y a jamais cru et, malgré de nombreuses crises, n'a jamais pensé à l'essayer. Ce jour-là, elle ne sait pas vraiment pourquoi elle y pense mais le moment lui parait opportun pour la tester. Fermer les yeux, se concentrer sur les réactions physiques du corps et pas sur les conséquences ou ce qui viendra après, sans se demander comment se calmer. Son cœur bat un peu plus rapidement que d'habitude et elle a comme l'impression qu'un étau lui enserre la poitrine. Sa respiration est hachée et irrégulière. Ses mains tremblent. Elle répète ce processus en boucle, à tel point qu'elle ne pense plus qu'à ça. Il n'y a plus que son corps et rien d'autre autour d'elle. Lentement mais sûrement, sa respiration se calme, les battements de son cœur s'adoucissent. Inconsciemment, elle a déplié les jambes et s'est assise normalement sur le banc. Ses yeux sont toujours fermés mais elle retrouve la conscience du monde autour d'elle. Elle ne sait pas si ce sont des minutes ou des heures qui se sont écoulées, avant d'entendre la voix du coach menacer quelqu'un de lui casser la gueule s'il revenait dans son centre. Le tintement de la porte qui se ferme retentit. A ce moment-là, c'est comme si un poids s'envolait de la poitrine de Sasha.

Elle est encore pâle quand la porte s'ouvre mais elle sait déjà qu'elle dévoilera Terrence et personne d'autre. Non, je... Tu m'as pas donné de tenue. Rassurée de ne pas l'entendre lui poser de questions, elle lui adresse même un sourire vague. Malgré tout, elle est quand même sous le choc. Il l'a défendue. Il l'a défendue alors qu'il la connait depuis moins de dix minutes, et ne lui pose pas la moindre question. Elle ne peut empêcher son cœur de rater un battement, mais cette fois, ce n'est pas la peur qui l'envahie. Elle n'arrive pas à rire à sa blague mais l'intention dans son regard en dit long. Okay, ça marche. Je te rejoins tout de suite. Merci, hurlent ses yeux. C'est encore fébrile qu'elle se change. L'ensemble est sympa mais beaucoup trop grand pour elle. Heureusement, elle arrive à resserrer le short. Ses yeux se baissent enfin sur ses bottes et un soupire lui échappe. Tant pis, elle fera son cours en chaussettes. Une fois qu'elle est prête et sûre de ne pas exploser en sanglots, elle sort du vestiaire. Il ne lui a pas fallu plus de cinq minutes pour se changer.

Comme promis, Terrence t'attend dans la salle même. Si Ivy est la grande dame, toujours belle, sûre d'elle et débordant de confiance, Sasha est beaucoup plus timide et maladroite. Terrence ? Quand l'homme se tourne, elle ajoute : Je... euh... J'étais pas prête à prendre un cours comme ça et je suis un peu bourrée. Un peu, c'est un euphémisme. Alors si tu me vois courir aux toilettes, ne t'étonne pas. Elle hausse les épaules avec un petit sourire amusé tout en s'avançant vers lui, slalomant entre les machines. Elle ne sait pas à quoi servent les trois quarts d'entre elle mais, vu la détermination de Terrence à faire d'elle une cliente, elle ne doute pas un seul instant qu'elle passera par tous ces instruments de torture. Avec un élastique noir qu'elle portait au poignet, elle attache ses cheveux bouclés en queue de cheval. Aller, je suis prête ! On commence par quoi ? Des échauffements ?

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