Chapter I - Ain't it hard keeping it so hardcore?

Elle chante, Sasha. C’est ce qu’elle sait fait de mieux, à part être belle et désirable évidemment. Elle se tient fière sur cette petite scène de cinquante centimètres de haut, baignant dans une douche de lumière chaude, tenant son micro à une main, balayant son audience de ses yeux verts perçants et entourés de noir. Le bar est un bar de style européen, très old school, comme s’il était resté bloqué dans les années 50. Elle se sent parfaitement à son aise dans sa robe vintage, entourée de décors lui rappelant les grandes fêtes organisées dans Gatsby le Magnifique. Elle semble briller de mille feux, à la fois grâce aux lumières mais aussi de bonheur. Tenant de sa main libre sa robe, elle la fait onduler légèrement tandis que le pianiste donne les premiers accords.

Il est tard, tout le monde a terminé de dîner et le public se tient sur la piste de danse ainsi qu’au bar. Tous l’écoutent. Ceux qui n’y prêtent pas attention se sont isolés au bout de la salle. Son regard cherche quelque chose sur quoi s’accrocher, ou quelqu’un. C’est un petit rituel qu’elle fait avant chacune de ses chansons. Ca la rend plus sûre d’elle. Pourtant, elle sait de quoi elle est capable mais ça ne l’empêche pas d’être nerveuse. Elle veut être parfaite, même si la perfection n’existe pas. Mais derrière son regard bordé d’assurance, il y a quelque chose de malheureux, de perdu. Lorsque ses lèvres pourpres s’entrouvrent, c’est une voix douce mais puissante qui s’en échappe.

Tell me something, girl… are you happy in this modern world…

Son regard a capté celui bien plus sombre d’un homme qui la fixe. Les yeux doux mais le regard ennuyé, il a l’air du type qui n’a rien à faire dans un bar aussi chic — chic étant un grand mot mais lui a l’air d’un gamin de la rue — et qui est en train de se demander à quel moment il pourra partir. Alors non, elle décide que c’est lui et qu’elle le fera rester. Au moins jusqu’à la fin de la chanson.

Durant tout le long de la chanson, Sasha ne quitte pas ce garçon des yeux. Elle le voit même murmurer la chanson du bout des lèvres. Le temps semble s’arrêter, comme si Sasha chantait éternellement. Elle le voit même la saluer discrètement et un sourire point au coin de ses lèvres. Mais au bout de trois minutes, le silence revient durant quelques moments. L’instant est brisé. Bien que les applaudissements la fassent vibrer, c’est bien le salut de ce garçon qui lui importe et uniquement le sien. Elle ne sait pas trop pourquoi elle se sent si fière d’avoir accroché son regard tout le long de la chanson, comme s’il était si important alors qu’ils ne se connaissent même pas. C’est un étranger et brièvement, alors que la seconde chanson commence, elle se dit que cette situation a tout d’un scénario de film, à la différence près que lorsqu’elle descendra de scène pour aller le trouver, il sera certainement déjà parti et le film s’arrêtera là. Elle en est sûre et se permet même de le perdre de vue durant la deuxième et dernière chanson mais il reste là, dans un coin de sa tête.

Pourtant, lorsque la chanson se termine, il est toujours là, assis au même endroit. Alors elle n’hésite plus. Elle descend de la scène sous les applaudissements, même pas vacillante perchée sur ses hauts talons, et s’attèle à se frayer un chemin jusqu’à lui parmi la foule afin de retrouver son inconnu. Elle sent l’adrénaline parcourir ses veines alors que ses pas la portent à travers le bar car la scène est trop belle pour être vraie, elle est même mieux que dans un film. « Mais où il est… » Elle marmonne toute seule, comme si une caméra invisible la suivait. Mais son esprit est tout entier concentré sur cet homme.

C’est alors qu’elle le voit, là-bas, accoudé au bar, sirotant sereinement son verre. Sasha, jusqu’alors débordant de confiance en elle, se plante comme un piquet à quelques mètres de lui. Heureusement, il a le dos tourné et ne la voit pas hésiter. Comment l’aborder ? Être franche, jouer la fille timide, faire semblant de ne pas l’avoir remarqué et de le retrouver par hasard ? A cet instant précis, aucune de ces options ne semble convenir. Sasha est tétanisé. Seulement quand un autre homme l’interpelle d’un « Bravo, vous avez une sacré voix » dans un anglais plus ou moins approximatif, elle se reprend enfin. La jeune femme le remercie d’un signe de la tête puis clôt enfin l’espace qui la séparait du garçon dans la foule. Elle le contourne pour qu’il la voit arriver et lui adresse un sourire en coin qui fait pétiller ses yeux verts. « Salut. Tu prends un dernier verre avec moi ? »